Kulte Center for Contemporary Art & Editions @2024
Amina Rezki
« Amina Rezki semble faire mentir l’adage selon lequel la photographie seule conserverait une trace, une empreinte sensible des êtres. À l’ère de la dématérialisation des images, la peinture semble comme reprendre ses droits et reconquérir cette primeur qui a longtemps été la sienne de manifester la présence, humaine ou divine. C’est dans cette longue tradition de la peinture figurative, notamment baroque – et plus précisément encore dans celle de l’incarnation de la présence réelle en une forme pérenne – que s’inscrit la nouvelle série de portraits réalisés par l’artiste pendant le confinement. Portraits qui nous semblent tout d’abord d’une étrange familiarité, comme s’ils étaient sortis, non de l’imagination, mais inspirés de documents iconographiques aussi divers que les livres d’histoires, les magazines d’art et surtout les albums photos de famille. L’atemporalité est souvent la règle, comme si l’on prenait ici plaisir à confronter les générations ou à traverser un siècle d’histoire. Si des autoportraits nous ramènent au temps présent, tel général ou cavalier rappellent plutôt les Années folles, tel personnage anonyme croisant les jambes sur fond de motif aux alvéoles quasi psychédéliques nous ramènerait aux années 70. On n’est jamais loin du chromo ou de l’image d’Épinal, mais tout l’art de Rezki consiste à se jouer des stéréotypes à travers des effets de déplacements savamment élaborés. Abandonnés aussi le trait expressionniste et la dramatisation qui caractérisaient jusqu’à présent son travail, au profit d’une peinture rappelant Hopper dans l’isolement caractérisé des personnages ou l’art d’un Magritte ou d’un Michaël Borremans pour l’importance accordée à des situations légèrement insolites.
Le premier effet de déplacement serait d’ordre géographique. Chaque personnage est comme soustrait à son milieu d’origine ou à son quotidien, littéralement convoqué sur la scène picturale. On perçoit tout ce que cette peinture doit à la photographie et au cinéma dans l’importance accordée aux cadrages et aux angles de vue. Profondeurs de champ, légères contre-plongées, variations dans l’échelle de plans : l’artiste ne rechigne à aucun artifice jusqu’à recourir parfois à une forme de surcadrage offrant dans de savantes mises en abyme une délimitation matérielle du cadre à l’intérieur du tableau lui-même. Ce n’est pas seulement le fait que le monde soit un théâtre qui intéresse ici l’artiste, mais il s’agit plutôt de faire ressentir un léger vertige lié à l’éloignement. Serait-ce nostalgie ou apaisement, solitude sagement gagnée ou sensation de déracinement ? On ne sait tant les personnages semblent parfois flotter comme
dans un état d’apesanteur ou au contraire de pesanteur les faisant s’agenouiller devant un magnifique oiseau de proie… L’autre effet de déplacement, plus métaphorique sans doute, est aussi lié à la présence d’un bestiaire invitant à des rapprochements parfois incongrus, dans le pur esprit des associations libres chères aux surréalistes. Tel oiseau blessé n’est-il pas la traduction visuelle des idées noires traversant la tête d’un homme abattu ? Tel poisson fossilisé dans un aquarium sans eau n’exprime-t-il pas les secrètes attentes, plus ou moins avouables, de cette jeune fille aux nattes soigneusement tressées ? Et que dire de ce singe que l’on exhibe comme un animal de foire ou de ce zèbre galopant tout droit sorti de la rêverie d’un homme s’imaginant cavaler ? Si comme l’écrivait Gérard de Nerval, « le rêve est une seconde vie », c’est bien de cette seconde vie dont nous parle Amina Rezki, sensible à cette frontière ténue séparant le logique de l’illogique, la raison de l’absurde, le conscient de l’inconscient. Chaque tableau est à lui-même son propre rébus invitant le spectateur à plonger dans les arcanes de sa mémoire sensible et de ses propres images mentales.
Dans cet univers à l’indécision symbolique, rehaussé aujourd’hui par une irruption de couleurs inhabituelles, l’art du portrait semble se confondre intimement avec une peinture ancrée dans l’histoire. Non que l’artiste ait à cœur de représenter quelque évènement historique que ce soit, mais à travers de subtils motifs se raconte aussi une histoire du siècle passé marqué par la guerre, les migrations forcées ou le dépeçage des frontières. Un militaire dont le visage est littéralement lacéré de traits vengeurs trône sur un champ de coquelicots rouge sang, métaphore de soldats tombés sur le champ de bataille. Un globe terrestre part en morceaux devant un duo de personnages dont l’un a le visage masqué, par le remords ou la mauvaise conscience ; à moins qu’il ne s’agisse tout simplement de cette hypocrisie qui nous fait souvent porter un masque ? Et si au final la clé de cette peinture résidait dans le portrait de cette jeune femme voilée dont un fil rouge relie secrètement le cœur au pot d’une plante sur lequel ce même organe est dessiné ? Ces portraits portent en eux une lueur d’espoir et d’apaisement qui nous font cruellement défaut aujourd’hui.»
Olivier Rachet
FEMME FOULARD ROUGE
2020
Acrylique sur toile
149,4 x 143,4 cm
Édition unique
Avec le soutien de Wallonie-Bruxelles International